Remplaçons les ghettos par des villes

18 juin 2022
Remplaçons les ghettos par des villes

Par Karim Bouhassoun, essayiste, auteur de Que veut la banlieue ? Manifeste pour en finir avec une injustice française (Harmattan).

Pour feu Edgar Pisani, haut fonctionnaire à l’étincelante carrière, la question foncière et du logement est « le problème politique le plus significatif qui soit, car nos pratiques foncières fondent notre civilisation et notre système de pouvoir. » Tout est dit.

Derrière le vocable « quartiers prioritaires », il y a le cache-sexe d’un renoncement français à poursuivre l’édification d’une véritable civilisation urbaine. Les banlieues sont le théâtre d’une rupture avec une certaine tradition française de gestion de la pierre, de penser le fait urbain, la fonction spatiale et la centralité. Car, des millénaires durant, l’aménagement nous a légué des spécificités que les touristes, les amateurs d’histoire et les esthètes nous envient. Oppidums habités des millénaires sans discontinuer, villas et voies romaines, donjons, milliers de clochers dans le bocage ou les plaines, cathédrales élancées, faubourgs aux doux noms engloutis dans nos grandes villes, Versailles qui a inspiré Pierre Le Grand à faire bâtir le Palais de Peterhof, joyau de la Baltique à 2 800 km de Paris, sans oublier les grands boulevards que le baron Haussmann a tracés… Puis, subitement, dans les années 60, les grandes barres d’immeubles. Qui pourrait nous les envier dans le monde ? Quel souverain étranger voudrait s’en inspirer ?

Tout ça pour ça

Le Programme national de rénovation urbaine qui a pris fin en 2020 a injecté 50 milliards d’euros pour transformer 600 quartiers. Tant d’argent pour le statu quo ! On a remis une pièce dans la machine. La « rénovation urbaine » comme politique d’aménagement a alimenté la sclérose de l’assignation à résidence. Quand on interroge les habitants des banlieues, malgré les milliards de l’ANRU, ils sont 72% à dire que leur situation a empiré. La politique de la ville, quant à elle, cache mal avec son trop faible budget – 0,1% du budget de l’État – l’impuissance à changer la vie des gens des banlieues. Une soi-disant « Politique », qui est en réalité un programme de subvention minimal, épinglée à plusieurs reprises par la Cour des comptes qui parle d’un effort de mobilisation insuffisant. Résultat, la pierre et l’homme sont pris dans le même piège. Le traitement politique des banlieues entraîne deux écueils : la paralysie citadine qui consolide les poches urbaines plutôt que les assimiler et les fondre dans le tissu urbain d’un côté. De l’autre, le raisonnement par « dispositifs » qui enferme les populations dans une condition sociale alors que c’est d’une dynamique de trajectoire vers le haut dont ils ont besoin.

Faire des villes

On a tellement rénové qu’on a maintenu l’ancien. On a fait du vieux avec du neuf. Triste paradoxe. Pas difficile de comprendre que la braise sociale de 2005 couve toujours sous les peintures fraiches de nos banlieues. On n’échappera pas à une mobilisation sociale dans les années qui viennent. Des révoltes urbaines que d’aucuns analyseront comme des émeutes ethniques, à n’y pas manquer. Pourtant, il ne s’agit pas ici d’éteindre un feu. Mais de nous demander ce que nous voulons pour les 50 prochaines années. Des grandes barres autour de nos grandes métropoles ? Non. La France a besoin d’un nouveau paradigme urbain. Nous avons le devoir de remplacer les grands quartiers par des villes. Nous pouvons réaménager le territoire des banlieues tout comme on a reconstruit des villes-centre à la Libération ou des villes nouvelles pendant les trente glorieuses. Pensons à Tours, pensons au Havre, pensons à Brest. Pensons à Cergy, à Saint-Quentin ou bien à Sénart. C’est à portée de main. Un « Grenelle des villes » retirerait l’entrave de l’assignation à résidence. En plaçant notre confiance dans les habitants des banlieues qui, une fois logés dans des villes « normales » et non simples dortoirs isolés et orphelins de l’activité économique, sportive et culturelle, seront une force pour le pays. Nous devons placer dans un tel programme de révolution urbaine le même espoir qui avait animé les Européens qui ont accueilli le plan Marshall après 1945.

Un Conseil National des Territoires Urbains

La ville comme acquis social n’est pas une utopie. Nous avons besoin de nouveaux acquis sociaux comme ceux gagnés après 1945 par le Conseil national de la résistance. Le même esprit fondateur doit instaurer un droit à la ville. Après le sursaut politique, la programmation, placée sous l’égide du président de la République, devra être menée à bien par un Conseil National chargé de remettre à plat les politiques territoriales. Les grands opérateurs se poseront la question des villes que l’on veut en visant en priorité le périmètre des grands ensembles. État, collectivités locales, aménageurs, promoteurs, urbanistes, architectes, économistes, formateurs, sociologues, philosophes, représentants du monde associatif, entreprises, investisseurs et surtout résidents de ces espaces à déconstruire, repenser et reconstruire. Tous réunis autour des ministres concernés, en premier lieu celui de l’Aménagement du territoire, pour réaliser le plan Marshall des Villes dont la France a besoin.

Mobilité urbaine et sociale, ensemble

Hormis l’aménagement urbain, organiser la mobilité géographique des résidents actuels, qui est la seule voie vers la mobilité sociale, est la clé. Associé à une concentration de population immigrée, la territorialisation sociale de droit – les programmes de logement d’urgence et le lien entre classes ouvrières et populations étrangères – devient ethnique de fait. Moralité : on pense que la misère sociale, c’est l’immigration. Or, dans les banlieues, une famille sur trois vit sous le seuil de pauvreté. Et cette pauvreté non soluble dans la pierre s’auto-entretient : échec scolaire, économie informelle, sentiment d’assignation à résidence, chômage, violence… Les habitants de grands ensembles qui sont souvent locataires d’un logement social depuis un demi-siècle et de père en fils doivent trouver l’espoir d’en sortir.

Un exemple concret de ce qui pourrait constituer une politique de mobilité géographique et sociale est l’engagement économique de l’État : il pourra mettre en place un double mécanisme d’emprunt facilité et de garanties publiques pour faciliter à ces familles l’accès à la propriété ou le logement dans le parc privé. On en fera de même pour l’accueil des primo arrivants et des personnes en difficulté sociale. Ils atterriront dans des villes comme les autres. Ailleurs que dans les banlieues. Là, on pourra vraiment parler de « Politique de la ville ». On mettra fin à un apartheid culturel, économique et social. Ce sera la fin des logiques de « ghetto ». Ce sera ça, la nouvelle civilisation urbaine française. Ce sera ça, la France de 2050.

À propos de l’auteur : Karim Bouhassoun, 43 ans, est conseiller politique et essayiste. Diplômé de la Sorbonne (Philosophie, 2004) et de Sciences Po Paris (2006), il a d’abord accompagné de grands groupes français dans leur fusion ou leur développement, notamment dans l’énergie (Total, GDF Suez, EDF), mais aussi des ministères dans leur communication, avant d’intégrer la Direction de la Stratégie de Sciences Po Paris.
Il s’engage ensuite en tant que conseiller technique puis directeur de cabinet auprès de plusieurs élus locaux, dans un véritable tour de France (village viticole des Pyrénées, ville préfecture de Bourgogne, Présidente de Région Bourgogne Franche-Comté, Président de la Métropole de Grenoble).
Il est actif dans plusieurs associations, dont le Club 21e Siècle (membre du bureau), ZUPdeCO qui lutte contre le décrochage scolaire, et administrateur de The Cornelius Arts Foundation, basée à Londres et Paris et qui vise par la R&D à déployer la force transformative de l’art.
Il est auteur d’un livre d’entretien sur l’importance des valeurs de la République composé avec trois amis, Quatre nuances de France (Salvator), un essai sur la banlieue, Que veut la banlieue ? Manifeste pour en finir avec une injustice française (L’Harmattan). Son dernier essai, Soyons philosophes (L’Harmattan) paru en 2021, explore la responsabilité du politique selon le triple axe vision du monde - temps - espace.